51

À Gien, en effet, la panique la plus totale régnait chez les gens de Cour. Déjà, on préparait les carrosses, attelait en hâte les chevaux, emportait les bagages les plus précieux.

Monsieur le maréchal de Turenne trouva la reine en pleurs puis rencontra un Mazarin d’une grande pâleur sous ses fards mal répartis, tel que le laissait la surprise totale de la défaite de Bleneau.

Néanmoins, en homme d’État ayant déjà affronté de graves crises et d’autres exils précipités, il tentait d’envisager les événements avec lucidité :

— Monsieur le maréchal, le prince de Condé ne doit en aucun cas s’emparer de la personne du roi.

— Certes, monsieur le cardinal.

— Quels sont les effectifs de l’armée de la Fronde ?

— D’après nos espions, dix mille.

— D’après les miens, qui sont plus nombreux et espions de métier, ils sont douze mille au moins, et quinze mille au plus.

Un court silence s’installa, puis le Premier ministre questionna avec anxiété :

— Combien d’hommes, en votre armée ?

Le maréchal balança un instant, puis :

— En comptant généreusement, quatre mille.

— Alors nous avons perdu. Il faut quitter Gien, détruire le pont sur la Loire et se retirer à Bourges.

Turenne sursauta :

— À Bourges ?… Un nouveau roi de Bourges, tel Charles VII ?… Mais quelle ville ouvrira ses portes à un roi battu qui fuit l’avance des factieux ?… Quel seigneur ambitieux, et ils le sont tous, acceptera de tout risquer pour sauver un roi qui n’a de royal que le titre ?…

Le cardinal Mazarin réfléchit un long moment, puis :

— Vous avez raison, monsieur le maréchal. Mais que pouvons-nous faire ?

— Il faut que la Cour et le roi, ainsi que vous-même, demeuriez à Gien. Quant à moi, je vais affronter le prince de Condé.

— À un contre quatre ?

Turenne hocha la tête :

— Je vais d’abord tenter de ralentir son avance. Et après de le vaincre, ou de mourir.

— Nissac est avec vous ?… Il n’était point à Bleneau ?

— Nissac est à mes côtés. Avec tous ses canons et la manière particulière de s’en servir qui est la sienne.

Bien que légère jalousie lui coûtât de faire tel aveu, Turenne ajouta, afin de raffermir le cardinal en ses nouvelles dispositions :

— Le comte de Nissac est le seul général des deux armées, la Royale comme la Frondeuse, qui n’ait jamais été vaincu. Cela explique pour partie qu’il soit follement aimé de ses canonniers qui pour lui, et lui seul, réalisent grands prodiges. Pour les mêmes raisons, il inquiète la Fronde et particulièrement le prince qui, pour l’avoir commandé, connaît sa grande valeur. Monsieur le prince nous livrera bataille avec appréhension et, pour l’avoir quelquefois éprouvée, je sais combien elle est mauvaise conseillère.

Le cardinal Mazarin fut rendu soudainement tout optimiste en entendant ces paroles tant elles étaient dites d’un ton calme par le seul rival, au plus haut niveau, du « Grand Condé ».

Turenne… Nissac et ses canonniers…

« Avec de tels homme, je peux espérer vaincre », songea Mazarin, impressionné, tout de même, par l’inégalité des deux armées : quatre mille de ses cavaliers, fantassins et canonniers allaient livrer bataille à douze mille, peut-être quinze mille des meilleurs soldats de la Fronde commandés par leur plus brillant général.

Nissac… Turenne…

Le premier éveillait chez lui le sentiment de l’aventure qu’il ne connaissait point, et ne connaîtrait jamais. Un général qui bouleversait l’usage de l’artillerie, un comte de très ancienne noblesse qui, avec ses Foulards Rouges, se conduisait en chef de bande bien-aimé du peuple et admiré des belles dames, un homme, enfin, qui lui avait sauvé la vie et repoussait avec hauteur toute proposition de récompense.

Le maréchal de Turenne, soldat d’exception, qui avait failli… mais par amour pour la trop belle duchesse de Longueville, ce qui constituait sérieux et pardonnable motif.

L’idée que ces deux hommes extraordinaires allaient sans doute tomber dans les heures à venir créait chez le cardinal des sentiments opposés et cependant complémentaires.

Qu’ils meurent pour une cause dont il fut, et demeurait sans doute, le plus ardent défenseur, flattait le cardinal. Que ces hommes disparaissent le menait au bord d’une grande impression de vide. Mais dans tous les cas se renforçait en lui le sentiment qu’à rallier de tels soldats, la justice lui faisait escorte.

— Dieu vous bénisse, monsieur le maréchal !

Monsieur de Turenne salua et se retira en hâte. Dans la cour, il sauta en selle et rejoignit le champ de bataille pour livrer la plus inégale des batailles.

Si Turenne fit preuve de génie, Nissac en eut sa part.

Le maréchal disposa ses troupes sur un excellent terrain, en plaine, n’ignorant point que, pour combattre, monsieur le prince serait obligé de traverser épaisse forêt. Reliant cette forêt à la plaine existait une étroite chaussée bordée de marécages et dominée par une petite colline.

C’est sur celle-ci que le général de Nissac disposa toute son artillerie, pièce contre pièce, tenant la chaussée sous son feu.

Le piège était judicieux. Le prince ne verrait que la plaine, et point les difficultés qui y menaient car en plaine, rien au monde, pas même l’artillerie de Nissac, n’aurait empêché Condé de tailler Turenne en pièces.

En outre, le prince fit preuve de graves négligences. Ainsi, en poursuivant vainement pendant des heures les escadrons en fuite d’Hocquincourt au lieu de tomber sur Turenne encore en la confusion de la mise en ordre de marche de l’armée royale. Ensuite, en confiant son armée à Beaufort qui n’empêcha point ses soldats de se livrer au pillage et au viol au lieu de se ranger rapidement et avec discipline en ordre de bataille.

Si bien que la puissante armée condéenne ne se mit en route que vers midi, laissant au maréchal de Turenne et aux siens un temps considérable pour se préparer en les meilleures conditions.

Lorsque les troupes du prince s’engagèrent sur l’étroite route bordée de marais, on s’aperçut que l’issue en était verrouillée par les soldats de Turenne. Toujours prompt, le prince lança son infanterie qui, bien que reçue par des mousquetades, fit plier les troupes de Turenne, celles-ci retraitant cependant en bon ordre.

Le cœur de Condé accéléra ses battements, le prince devint plus pâle encore qu’à l’ordinaire, sachant que plus rien ne pouvait s’opposer à ce qu’il balayât Turenne et s’emparât de la personne de Louis XIV, enfermé dans Gien.

Faisant ranger son infanterie sur les côtés de la route, le prince fit donner sa cavalerie, afin qu’elle nettoie la plaine de l’armée royale.

Cependant, une désagréable surprise l’attendait. Six de ses meilleurs escadrons de cavalerie furent pris à partie par douze escadrons de Turenne.

Il fallut bien reculer et, compte tenu de l’étroitesse de la chaussée, étant par ailleurs entendu qu’on ne se pouvait risquer en les marais, les cavaliers se bousculèrent, se gênant les uns les autres et formant mêlée compacte.

Alors, en cet instant des plus périlleux, il sembla aux Condéens que le ciel et ses orages déchaînés tombaient brusquement sur eux.

Tous les canons de Nissac donnèrent ensemble, en une seule salve. Tous les coups tuaient, les canonniers ayant réglé avec précision leurs tirs sur la chaussée depuis le matin.

Le prince comprit le piège de Turenne sans le pouvoir éviter et, le visage décomposé, il assista en grande impuissance au massacre de sa magnifique cavalerie.

Laissant des centaines de morts, les Condéens se retirèrent de la chaussée. Le prince fit donner son artillerie mais en ce duel, elle fut immédiatement surclassée par celle du comte de Nissac qui ne perdit pas une pièce quand celles de Condé sautaient les unes après les autres, préférant bientôt cesser le feu pour ne plus être repérées et aussitôt détruites.

Puis vint la nuit, tombant sur les cris des blessés et les appels des mourants.

Humilié, le prince de Condé se retira avec ses troupes sur Chatillon. Aussitôt, l’armée royale se replia sur Gien pour protéger le roi laissé sans défense pendant toute la bataille.

Deux jours plus tard, accompagné de Beaufort, Nemours et La Rochefoucauld, le prince de Condé, se désintéressant de son armée de la Loire, se rendait à Paris à bride abattue.

La monarchie était sauvée.

Provisoirement.

Les foulards rouges
titlepage.xhtml
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_000.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_001.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_002.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_003.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_004.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_005.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_006.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_007.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_008.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_009.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_010.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_011.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_012.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_013.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_014.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_015.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_016.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_017.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_018.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_019.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_020.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_021.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_022.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_023.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_024.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_025.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_026.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_027.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_028.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_029.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_030.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_031.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_032.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_033.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_034.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_035.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_036.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_037.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_038.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_039.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_040.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_041.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_042.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_043.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_044.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_045.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_046.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_047.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_048.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_049.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_050.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_051.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_052.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_053.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_054.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_055.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_056.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_057.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_058.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_059.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_060.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_061.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_062.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_063.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_064.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_065.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_066.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_067.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_068.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_069.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_070.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_071.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_072.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_073.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_074.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_075.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_076.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_077.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_078.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_079.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_080.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_081.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_082.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_083.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_084.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_085.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_086.htm